Claire Soubeyran parle de la transmission des chants de tradition orale

(message envoyé aux membres du groupe vocal Les 4Stafiores)

 

Les chants dit traditionnels ne sont pas de simples objets sonores consommables et partageables comme un bon gâteau qu’on vient de t’offrir et que tu as la générosité de vouloir partager ! Ils représentent des cultures, des traditions, des mondes différents qui nous amènent loin de notre culture musicale et sociale première et c’est ce qui fait leur valeur et nous y attire. De ce fait, ils ne se distribuent pas : ils se transmettent.

Je vais essayer une parabole pour me faire comprendre.
Supposons que nous sommes un peuple d’éleveurs dans une culture de la vache et que donc, nous percevons à priori tout animal étranger avec le filtre de notre culture : la vache.

Un jour quelqu’un t’aborde avec la photo d’une magnifique chèvre (inconnue dans  nos régions) qu’il a vue et qu’il connaît. Tu fais un premier dessin de la chèvre d’après photo, et là, tu as déjà gommé pas mal de ce qui différencie la chèvre de la vache (normal!).
Mais heureusement, le passeur te le fait remarquer et t’explique ce qu’est vraiment une chèvre, ses spécificités, ce qui la différencie de la vache (p. ex. où et comment elle vit, se nourrit, sa morphologie). Cela t’aide à repartir avec une idée plus juste et un meilleur dessin de la chèvre (2eétape de la transmission).

Toi, tu rentres au village et comme tu es généreuse et partageuse, tu fais plein de photocopies de ton dessin et tu les distribues à tout plein de gens, lesquels sont généreux et partageurs et les recopient et les distribuent à leur tour...
En peu de coups, la chèvre a perdu son identité et ne se perçoit plus que comme une vache juste un peu spéciale (au mieux !) ou un truc qui ne ressemble à rien (au pire!!). Bien sûr, tu peux mettre cette allure de vache vaguement caprine sur le compte de l’interprétation, mais en fait, il y a forcément eu PERTE de sens, de spécificité, d’identité, à chaque étape....!!!

Alors, bien sûr, la question n’est pas de VOULOIR PARTAGER, mais bien de COMMENT PARTAGER!!

En ce qui concerne les chants, personnellement, je me sens un désir et une responsabilité de lutter contre cette perte des spécificités et du caractère, et mes plaisirs émotionnels et musicaux en sont aussi grandement conditionnés! J’ai conscience que cette lutte contre la banalisation de ces merveilles ne peut se faire qu’avec un travail et une volonté de comprendre, connaître, analyser ces spécificités pour ne pas les perdre.

Concrètement ces spécificités s’appellent, entre autres vocalité particulière, modes non tempérés, mélismes et ornementation, règles du jeu du chant (p. ex. priorités à la quintina, à l’unisson, à l’alternance des soli, construction organique du chant, finales),  fonctions  (p. ex. rituels, joute verbale, chant de travail, de lutte,  berceuse, chant épico-lyrique, danses) contexte (p. ex. chantés où ? quand ? comment ? par qui ? pourquoi ? en quelle langue ?)

Dans notre travail de quatuor, cette vigilance s’exerce, de fait, seulement à mesure que nous développons telle ou telle manière de chanter. C’est pourquoi il est nécessaire d’y revenir régulièrement pour que nous puissions nous transmettre mutuellement ce que nous avons appris avec les musicologues chanteurs, afin d’éviter de trop glisser vers nos schémas musicaux habituels!

On ne peut pas mépriser le travail accompli année après année par des Giovanna Marini, Olena Chevchok, Nato Zumbadzé, Olga Velichnika pour redécouvrir, étudier, transmettre et sauver ces chants de la disparition et de l’assimilation culturelle. On ne peut pas décemment dire : « Nous, on ne fait que s’amuser avec ces “musiques “ et on n’en connaît rien et on s’en fout !! »

Vouloir garder et sauver ces chants de la déculturation, c’est être comme sur une pente savonneuse : ça nécessite une vigilance de tous les instants et beaucoup de créativité à ce niveau-là. Par exemple, un des « trucs » qu’emploie Giovanna Marini, c’est d’exagérer ces spécificités pour ne pas les perdre.

Pour moi donc, c’est beaucoup plus complexe que de régaler généreusement avec la seule musique des chants et chanter tous ensemble avec plein de joyeuse convivialité (certes!!) 
On ne peut pas dire « soyons généreux et diffusons » en faisant l’économie de l’étude véritable, car, alors, on ne fera qu’accélérer la perte identitaire de ces chants !

Les Galléazzi et Marini se permettent « l’interprétation »ou la « re-création » mais c’est sur une base de 20 ans d’étude et d’assimilation de la seule tradition italienne et avec une immense modestie et respect parce qu’elles savent qu’elles ne savent pas !

Pour nous, bien sûr, nous connaissons encore moins, mais si on pouvait avoir, au moins, la modestie, le désir, d’approfondir mieux, si on pouvait avoir la conscience de la perte possible et des enjeux, face au caractère unique et irremplaçable de ces chants et de tout ce qu’ils représentent!!

Mais bon! En attendant, ce que nous avons d’infiniment précieux dans notre quatuor*, c’est ce qu’on vit toutes les quatre dans l’acte de chanter lui-même : le plaisir, le don et le partage, dans l’instant, de nos voix et de notre présence à 100 %, et ça, outre que c’est complètement dans l’esprit de la tradition orale, ça vaut vraiment le coup !

 


*Quatuor vocal Les 4Stafiores (Marion Heyner, Aurore Tillac, Valérie Terzulli, Claire Soubeyran) qui chantait des chants issus des répertoires traditionnels en 2011-2012