Hector BERLIOZ

Traité d’instrumentation

et d’orchestration (1843)

 

.…Il semble donc que la flûte soit un ins-trument à peu près dépourvu d’expression, qu’on est libre d’introduire partout et dans tout, à cause de sa facilité à exécuter les groupes de notes rapides, et à soutenir les sons élevés utiles à l’orchestre pour le com-plément des harmonies aiguës. En général cela est vrai ; pourtant en l’étudiant bien, on reconnaît en elle une expression qui lui est propre, et une aptitude à rendre certains sen-timents qu’aucun autre instrument ne pour-rait lui disputer. S’il s’agit par exemple, de donner à un chant triste un accent désolé, mais humble et résigné en même temps, les sons faibles du médium de la flûte, dans les tons d’Ut mineur et de Ré mineur surtout, produiront certainement la nuance néces-saire. Un seul maître me paraît avoir su tirer parti de ce pâle coloris : c’est Gluck. En écoutant l’air pantomime en Ré mineur qu’il a placé dans la scène des Champs-Élysées d’Orphée, on voit tout de suite qu’une flûte devait seule en faire entendre le chant. Un hautbois eût été trop enfantin et sa voix n’eût pas semblé assez pure ; le cor anglais est trop grave ; une clarinette aurait mieux con-venu sans doute, mais certains sons eussent été trop forts, et aucune des notes les plus douces n’eût pu se réduire à la sonorité fai-ble, effacée, voilée, du Fa naturel du médium, et du premier Si bémol au-dessus des lignes, qui donnent tant de tristesse à la flûte dans ce ton de Ré mineur où ils se pré-sentent fréquemment. Enfin, ni le violon, ni l’alto, ni le violoncelle, traités en solo ou en masse, ne convenaient à l’expression de ce gémissement mille fois sublime d’une om-bre souffrante et désespérée ; il fallait préci-sément l’instrument choisi par l’auteur. Et la mélodie de Gluck est conçue de telle sorte que la flûte se prête à tous les mouvements inquiets de cette douleur éternelle, encore empreinte de l’accent des passions de la ter-restre vie. C’est d’abord une voix à peine perceptible qui semble craindre d’être enten-due ; puis elle gémit doucement, s’élève à l’accent du reproche, à celui de la douleur profonde, au cri d’un cœur déchiré d’incurables blessures, et retombe peu à peu à la plainte, au gémissement, au murmure chagrin d’une âme résignée… quel poète !..